Femmes pour le dire, Femmes pour agir a rédigé une lettre ouverte au Président de la République. Elle a été signée par de nombreuses associations du collectif Abolition 2012 pour l'adoption d'une loi d'abolition du système prostitueur. En disant fermement non à la dépénalisation du proxénétisme dans le cas des personnes en situation de handicap, c'est une lettre pour le respect de la liberté et de la dignité de celles-ci.
Interview de Mélusine Vertelune par L’émiliE
Écrit par Nathalie Brochard
A l’occasion du débat qui s’est tenu début septembre à Genève pour la
présentation du livre "Ni silence ni pardon. L’inceste : un viol
institué", co-écrit par Jeanne Cordelier et Mélusine Vertelune, l’une des
auteures a accepté de revenir en détail sur certains aspects de son
témoignage sans concession, sur l’inceste qu’elle a subi et sur les
violences sexuelles en général. Rappelons que près de 25% des filles
subissent une expérience à caractère sexuel avant l’âge de 13 ans, que les
deux tiers des victimes d’agressions sexuelles ont moins de 18 ans. Dans
98% des cas, l’agresseur est un homme. L’association Viol-Secours qui a
organisé le débat donne également son point de vue sur ces questions.
l’émiliE : Qu’est-ce qui vous a fait rompre le silence ?
Mélusine : En me libérant du déni, j’ai vite compris que presque tous les
aspects ma vie avaient, jusqu’à ce moment là, été gâchés par ma
vulnérabilité vis à vis des gens toxiques, de part leur sadisme et/ou leur
lâcheté. J’ai compris que cette vulnérabilité était le résultat du
traumatisme produit par l’inceste dont j’étais la victime. J’ai réalisé
que pour mettre un terme à cette emprise, pour que les gens toxiques ne
puissent plus gâchée ma vie, il fallait que je les identifie et que je
cesse de supporter leur présence. Face à la révélation de l’inceste, les
gens montrent leur véritable visage. Révéler les viols que mon frère m’a
fait subir m’a permis de choisir enfin avec qui maintenir des relations et
avec qui rompre la relation. Tant que les membres de l’entourage commun
d’une victime et de son agresseur sont dans l’ignorance, l’agresseur
exerce un pouvoir sur ces personnes. Il peut se faire passer pour
quelqu’un de bien et avoir de l’influence sur la façon dont ces personnes
se positionnent vis à vis de la victime. Elles ne sont libres de choisir
leurs camps entre la victime et l’agresseur que si elles connaissent les
faits. Une victime d’inceste qui brise la loi du silence reprend le
contrôle de son existence, cette existence qui lui a été, jusque là,
confisquée au nom de la « cohésion familiale ».
Vous démontez quelques clichés (les agresseurs sont malades, ont des
pulsions, ont eux-mêmes subi des violences sexuelles). D’où viennent-ils ?
Mélusine : Ces clichés viennent principalement de la propagande
patriarcale qui est diffusée depuis des siècles par les religions, les
État, la prostitution, les chansons dites « paillardes », les médias, la
publicité, la pornographie, etc…Ils sont notamment repris dans les
discours des agresseurs et de leurs allié-e-s, afin de défendre leurs
privilèges et de maintenir leur impunité en minimisant leur degré de
culpabilité et en inversant les rôles, en particulier dans le cadre des
procédures pénales par la voix de leurs avocats.
Viol-Secours : Le système social actuel, qui est un système
(hétéro)sexiste, raciste et de classe, produit les clichés sur les
violences sexuelles, sur les agresseurs mais aussi sur les victimes (par
exemple qu’une personne victime l’aurait cherché). Un des mythes qui
consiste à dire que si les hommes violent, c’est parce qu’ils ont des
pulsions sexuelles et qu’ils ne peuvent donc pas se contrôler repose sur
une représentation biologique ou naturelle de la sexualité et de la
violence.
Or, le comportement d’un père, d’un frère ou d’un ami violeurs est un
comportement produit par une éducation sexiste, qui apprend aux hommes
davantage qu’aux femmes à avoir, maitriser et garder du pouvoir. Mais ce
n’est pas uniquement l’exercice du pouvoir que les hommes apprennent : le
système social actuel apprend aux hommes à en exercer sur les femmes et
sur d’autres groupes minorisés ainsi qu’à en tirer du profit, en somme à
exercer la domination. Les clichés comme celui-ci permettent d’éviter de
voir que les violences sexuelles sont inhérentes au système social
inégalitaire et qu’elles ont une fonction dans ce système, celui de
perpétuer la domination masculine. Les clichés viennent dès lors de la
solidarité de classe, de race et de sexe socialement construite qui permet
d’assurer le maintien de la domination.
Pourquoi la honte est-elle le fait de la victime et pas de l’agresseur ?
Mélusine : Le sentiment de culpabilité éprouvé par la victime est le
produit de l’emprise que l’agresseur exerce sur elle. Avant même de
commencer à l’agresser sexuellement, il la manipule et entrave son
autonomie psychique en l’isolant, en l’humiliant et en l’enfermant dans la
confusion et la terreur. Dès qu’il commence à l’agresser sexuellement il
s’efforce de la persuader qu’elle est coupable et complice de ce qu’il lui
fait subir. De plus, ce sentiment de culpabilité éprouvé par les victimes
est vivement renforcé par les mêmes représentations misogynes et
phallocrates que celles qui visent à déculpabiliser les agresseurs.
Viol-Secours : Les mythes véhiculés sur les violences sexuelles dont on
parlait à l’instant participent à maintenir la honte du côté des femmes
victimes plutôt que du côté des hommes agresseurs. Par exemple, prenons
l’idée particulièrement répandue selon laquelle une femme, lorsqu’elle a
été violée, aurait fait quelque chose pour que l’agresseur s’en prenne à
elle. Cette idée véhiculée notamment par les médias ou l’entourage
participe à culpabiliser la victime. Elle lui dit : « tu n’aurais pas dû
faire ceci, ou cela » ou « c’est parce que tu as fait cela qu’il t’a violé
». Or, celui qui n’aurait pas dû est l’agresseur ; il ne devait pas
violer. Ce type de représentations inverse les rôles entre l’agresseur et
la victime. Elle fait porter la responsabilité de l’agression à la victime
plutôt qu’à l’agresseur, sous-entend une part de consentement de la
victime, et minimise l’agression.
Tant que les femmes agressées ne seront pas entendues, crues et non pas
sous le coup de la suspicion comme c’est le cas actuellement avec ce genre
d’idée reçues, la honte ne sera jamais le fait de l’agresseur.
Comment expliquer la complicité que peut avoir l’entourage vis-à-vis des
violeurs ? Et la société ?
Mélusine : La plupart des gens ont moins d’empathie pour les femmes que
pour les hommes et la plupart des gens ont moins d’empathie pour les
enfants que pour les adultes. Alors peu de gens ont vraiment de l’empathie
pour les petites filles... Actuellement en France, un enfant sur 24 est
victime d’inceste. Parmi ces enfants, 7 sur 10 sont des petites filles
dont l’agresseur est un homme. D’autre part, beaucoup de gens se
réjouissent de la souffrance infligée aux victimes de ceux auxquels ils
s’identifient.
Plus nombreux encore sont les lâches qui préfèrent faire semblant de ne
rien voir et de ne rien savoir. Nous survivons dans un système fondé sur
la suprématie masculine, avec des codes, des règles et une idéologie qui
infantilisent les femmes, féminisent les enfants, chosifient les femmes et
les enfants. Voici une citation d’Andrea Dworkin, tirée de son livre Les
femmes de droite. Cette citation est malheureusement encore très réaliste
en ce qui concerne le sort des femmes adultes et peut largement être
appliquée aux enfants victimes de l’inceste : « Les témoignages portant
sur le viol, les coups du mari, la grossesse imposée, la boucherie
médicale, le meurtre à motivation sexuelle, la prostitution, les
mutilations physiques, la violence psychologique sadiques et d’autres
éléments courants du vécu des femmes, qu’ils soient excavés du passé ou
relatés par des survivantes contemporaines, devraient nous laisser le cœur
marqué, l’esprit angoissé, la conscience bouleversée. Mais ce n’est pas le
cas. Si nombreux que soient ces récits, quelque soit leur clarté ou leur
éloquence, leur amertume ou leur désolation, on pourrait aussi bien les
murmurer au vent ou les écrire sur le sable : ils disparaissent comme si
de rien n’était. On fait la sourde oreille ; les voix et les histoires
suscitent des menaces et sont rejetées dans le silence ou détruites ; le
vécu de souffrance des femmes est enseveli dans le mépris et
l’invisibilité culturelle. Comme le témoignage des femmes n’est pas et ne
peut pas être corroboré par le témoignage d’homme ayant vécu les mêmes
événements et leur accordant le même poids, il y a occultation de la
réalité même de cette violence, malgré son omniprésence et sa constance
accablante. Cette réalité devient occultée par les transactions de la vie
quotidienne, occultée par les livres d’histoire, par omission, et occultée
par les gens qui se prétendent sensibles à la souffrance mais sont
aveugles à cette souffrance-là. Le dilemme, pour dire les choses
simplement, tient à ce que l’on doit croire en l’existence de quelqu’un
avant de reconnaître l’authenticité de sa souffrance. Ni les hommes, ni
les femmes ne croient en l’existence des femmes comme êtres douées
d’importance. On ne peut tenir pour réelle la souffrance de quelqu’un qui,
par définition, n’a aucun droit reconnu à la dignité ou à la liberté,
quelqu’un que l’on perçoit, en fait, comme quelque chose, un objet ou une
absence. Et si une femme, une individue et des milliards avec elle, ne
croie pas en sa propre existence et ne peut donc valider l’authenticité de
sa souffrance, cette femme se voit effacée, oblitérée, et le sens de sa
vie, quel qu’il soit, quel qu’il aurait pu être, est perdu. Cette perte ne
peut être calculée ou pris en compte. Elle est immense, terrible, et rien
ne pourra jamais la compenser. »
Viol-Secours : Dans la grande majorité des agressions sexuelles,
l’agresseur est une personne connue de la victime. Il peut être un membre
de la famille, un ami de la famille, un voisin ou encore un petit ami, un
ex-petit ami, ou un ami. De plus, les violeurs sont très souvent des
hommes « ordinaires » dont « on n’imaginerait jamais qu’ils puissent faire
de mal à une mouche ». Ce sont des personnes qui ont une influence sur
leur entourage. Ce sont souvent des hommes qu’on écoute, qui peuvent être
reconnus socialement, ou qui ont une place importante dans la famille.
Lorsque ce sont par exemple des hommes politiques, des ecclésiastiques,
des médecins, ou des hommes avec un poste à responsabilité, le prestige
social et le pouvoir économique rajoutent encore des éléments à l’emprise
qu’ils peuvent exercer. Toutefois, parler de complicité de l’entourage
d’une manière générale est une question délicate. Il faut rappeler que la
responsabilité de l’acte incombe à l’agresseur et à ceux et celles qui en
retirent un bénéfice immédiat.
La complicité d’une grande frange de la société s’explique également par
le sexisme de cette dernière et la banalisation des violences sexuelles.
Elle s’explique par la confusion entretenue entre amour et violence, entre
sexualité et violence notamment à travers le « fantasme du viol ». La
culture du viol de la société actuelle entretient l’idée que le
consentement est superflu ou accessoire et c’est pourquoi il est important
de rappeler que « céder n’est pas consentir ». Mais l’absence de rupture
des hommes eux-mêmes avec la violence et l’exercice de la domination
explique aussi la complicité de la société envers les violeurs. Cette
complicité est aussi l’expression d’une solidarité masculine,
masculiniste, de classe et de race. Tant que les privilèges collectifs et
individuels d’être un homme, et/ou d’être blanc, et/ou d’être
hétérosexuel, et/ou d’être riche seront conservés, et que des hommes ne
voudront pas rompre avec le sexisme et abandonner leurs privilèges, la
complicité se maintiendra.
L’inceste ne figure pas toujours en tant que tel dans le code pénal des
pays. Quelle est votre position à ce sujet ?
Mélusine : Le viol, sous toutes ses formes (notamment les plus
fréquentes, à savoir : l’inceste, la prostitution et le viol conjugal),
devrait être considéré et traité par les lois nationales et
internationales comme un acte de terrorisme et une torture physique et
mental. Le fait qu’il soit commis d’une façon massive et systématiquement
dirigée contre une catégorie précise d’être humains à des fins de
déshumanisation devrait logiquement le placer dans la liste des crimes
contre l’Humanité. Si ce n’est pas le cas, c’est uniquement parce que
l’écrasante majorité des victimes de viol sont des femmes et des enfants,
et que la culture patriarcale qui domine le monde est fondée sur la
négation des femmes et des enfants en tant qu’êtres humains. En ce qui
concerne plus précisément l’absence d’une définition de l’inceste dans le
code pénal français (voir à ce titre la campagne du Collectif Féministe
Contre le Viol), elle résulte aujourd’hui d’une volonté de la classe
juridique et d’une grande partie de la classe politique qui préfère
sacrifier la dignité humaine des victimes plutôt que d’égratigner
l’impunité et les privilèges des agresseurs. Pourtant, l’inceste est une
dictature dont l’objectif est la démolition programmée et calculée d’un
enfant dont le statut d’être vivant est nié, au moyen du viols et d’autres
formes de tortures physiques et/ou mentales, par un système familial
établie et pérennisé consciemment et volontairement. Dorothée Dussy,
anthropologue au CNRS, a rédigé un article très complet, argumenté et
référencé à propos du traitement judiciaire des affaires d’inceste en
France. Cet article intitulé Une justice masculiniste : le cas des
affaires d’inceste, fait partie d’un ouvrage collectif qu’elle a coordonné
: L’inceste, bilan des savoirs.
Viol-Secours : Tout d’abord, pour nous, c’est à chaque femme de décider,
de manière autonome, si elle veut faire recours à la justice et nous
l’accompagnons dans cette démarche lorsqu’elle le souhaite. En Suisse,
l’inceste est inscrit dans le Code pénal à l’article 213. Toutefois, la
difficulté de certains pays à inscrire l’inceste dans le Code Pénal peut
résulter, selon nous, de l’impossibilité de faire rentrer le politique
dans l’espace familial. La cellule familiale est encore aujourd’hui un
espace considéré comme privé. Bien que toutes les statistiques montrent
que la majorité des violences faites aux femmes se déroulent dans cet
espace, dans les discours dominants, la famille est décrite comme un
espace de sécurité, exempt de violences. Introduire l’inceste dans le code
pénal, c’est en quelque sorte aller à l’encontre de cet idéal. D’autre
part, il est important de préciser que la justice actuelle n’est pas
neutre, elle est une justice masculiniste, raciste et de classe. Alors
qu’il touche toutes les catégories sociales, l’inceste est souvent
présenté comme le fait des groupes sociaux les plus pauvres. De plus, lors
des enquêtes et des procès, la justice accorde souvent plus de crédit à la
parole de l’agresseur, d’autant plus s’il est un notable influent, qu’à
celle de la victime. Les femmes agressées se retrouvent souvent mises en
accusation en raison de leur « réputation », leur parole étant mise en
doute plutôt qu’accréditée. Avec la montée en puissance des concepts tel
que le syndrome d’aliénation parentale (SAP) la parole de l’enfant est de
plus en plus remise en question. Ce concept est de plus en plus mobilisé
pour décrédibiliser les récits des filles et des garçons victimes
d’inceste, avec comme argument qu’ils ou elles seraient sous influence de
la mère, laquelle utiliserait l’enfant pour nuire au père.
Vous préconisez des solutions féministes collectives. Lesquelles ?
Mélusine : L’existence et le travail accompli par des associations telles
que le Collectif Féministe Contre le Viol (en France) et Viols-Secours en
sont de bons exemples. Il faudrait que ces associations soient davantage
reconnues et subventionnées, que leurs expertises soient prises en compte
pour redéfinir les lois, les dispositifs publics d’aide aux victimes, le
contenu des programmes éducatifs et scolaires ainsi que l’organisation des
services de protection de l’enfance. Il faudrait une prise de conscience
massive au sein de la population pour construire une véritable solidarité
envers et entre les victimes et faire pression sur les gouvernements. Il
faudrait aussi que les organisations et les personnes censées être
progressistes rejoignent enfin notre combat au lieu d’en nier la dimension
politique comme le font certaines.
Viol-Secours : De nombreuses solutions féministes collectives existent. A
Viol-Secours, nous trouvons important d’avoir recours aux solutions
collectives et pas seulement individuelles, comme par exemple
l’autodéfense féministe, les manifestations ou les groupes non-mixtes afin
de retrouver la solidarité féministe que le système sexiste cherche à
casser. Les violences sexuelles sont des violences de genre qui touchent
les femmes individuellement, mais également collectivement en ce qu’elles
exercent un contrôle social important sur les femmes. Elles les placent
dans une situation de victimes « potentielles »« parce qu’elles sont des
femmes », les violences sexistes et sexuelles contrôlent les
comportements. Les solutions collectives permettent également de casser la
logique libérale et individualiste de la société actuelle, et de rompre
avec l’isolement social que les agresseurs tentent d’imposer. Le partage
des expériences avec d’autres femmes que l’action collective apporte est
aussi un élément essentiel de la lutte féministe.
Ni silence ni pardon. L’inceste un viol institué, Jeanne Cordelier et
Mélusine Vertelune, Editions Militantismes, 110 p.
Source : http://www.lemilie.org/index.php/ici/619-viol-ni-silence-ni-pardon